Se souvenir d'une ville

Un film de Jean-Gabriel Périot

13 novembre 20241h49Documentaire

ENTRETIEN AVEC LE REALISATEUR

Se souvenir d’une ville revient sur le siège de Sarajevo entre 1992 et 1996, un épisode peu connu de l’histoire européenne. Ce pan de l’histoire presque oublié est abordé à partir d’extraits de films réalisés par de jeunes cinéastes qui étaient alors mobilisés dans l’armée de la République de Bosnie-Herzégovine. Pourquoi vouloir aborder cette histoire à travers ces images-là ?

Cela s’est fait en deux temps. Tout commence par une invitation qui m’avait été faite par le festival de documentaire de Sarajevo au milieu des années 2000. À l’époque, j’ai été bouleversé par la découverte de cette ville d’après-guerre et par des discussions que j’ai eues avec des jeunes hommes de mon âge. Ce qu’ils me racontaient de leurs vies pendant le Siège était concret et rude. Très loin de ce que j’avais pu imaginer depuis la France à travers la presse et les écrans de télévision. En les écoutant, j’ai réalisé que si j’étais né à 1000 kilomètres de distance, ma vie aurait été radicalement différente. Je m’étais alors promis de revenir à Sarajevo un jour pour y faire un film, j’en ressentais la nécessité.

Quelques années plus tard, le concept d’un futur film a émergé. Pendant des recherches, j’ai découvert des films qui avaient été produits pendant le Siège par des réalisateurs locaux. Ils m’ont semblé traduire avec justesse et force l’état émotionnel des habitants. En lisant les biographies de leurs auteurs, j’ai été frappé par le fait que certains d’entre eux étaient alors très jeunes. Comment et pourquoi des jeunes gens âgés de 16 à 25 ans, mobilisés dans l’armée, ont- ils pu produire de tels films ? C’est cette question qui a abouti à la réalisation de Se souvenir d’une ville.

Les réalisateurs qui sont au centre du film représentent-ils l’ensemble des jeunes réalisateurs bosniens qui ont produit des images à Sarajevo ? Sinon, comment le choix s’est-il opéré ?

J’ai identifié une dizaine de jeunes gens qui ont filmé dans Sarajevo assiégée. Certains ne voulaient pas revenir sur leurs années de guerre. D’autres ont partagé des expériences de production assez similaires et il ne me semblait pas pertinent d’interviewer chacun d’eux. Au final, j’ai travaillé avec cinq réalisateurs : Nedim Alikadić, Smail Kapetanović, Dino Mustafić, Nebojša Šerić-Shoba et Srđan Vuletić. Je les ai choisis pour l’exemplarité de leurs trajectoires mais aussi parce que leurs films me sont apparus comme les plus pertinents ou les plus émouvants.

Il me semble important de préciser ici que le choix d’inclure de réalisatrices ne s’est jamais posé. En effet, il n’y avait qu’une seule réalisatrice locale en activité pendant le Siège. Elle travaillait à la télévision et était déjà âgée, elle est depuis décédée.

La première demi-heure de Se souvenir d’une ville est un montage d’extraits de films ou de rushes. Ils rendent compte des coulisses du Siège et ils ont été réalisés dans des conditions très précaires. Pourquoi ces images apparemment « pauvres » sont-elles devenues à vos yeux un matériau assez riche pour décider de leur consacrer un film ?

Déjà, il faut noter que de la mémoire visuelle du siège de Sarajevo est avant tout constituée par les images des journaux télévisés étrangers. On peut aussi inclure quelques documentaires filmés sur place par des réalisateurs étrangers, comme Bosna! d’Alain Ferrari et Bernard- Henri Lévy (1994), puis les fictions réalisées a posteriori, comme celles de Danis Tanović ou Jasmila Žbanić. Ce qui est d’ailleurs le cas de chaque évènement historique : les images qui ne sont pas produites par la télévision ou le cinéma commercial sont souvent simplement mises de côté, puis oubliées.

Et pourtant, on peut apprendre de toute image tant qu’on la réinscrit dans son contexte et qu’on prend le temps de la regarder vraiment. Les films que l’on découvre dans Se souvenir d’une ville témoignent de la destruction alors en cours mais surtout nous donnent accès à l’état d’esprit de certains habitants de la ville pendant le Siège, à leurs espoirs et à leurs désespoirs. En traduisant également les émotions ressenties par leurs réalisateurs, elles nous permettent de saisir différemment ce qu’a été le Siège.

Face aux news télévisées ou aux films de cinéastes chevronnés, ces images qui m’ont intéressé peuvent sembler en effet « petites ». Mais, c’est précisément ce qui me plait chez elles : cette « petitesse ». Celle-ci correspond à plusieurs choses et avant tout aux outils techniques très rudimentaires avec lesquels leurs réalisateurs ont dû alors travailler. Le manque d’électricité était sans doute le plus compliqué à gérer mais trouver des cassettes ou faire des copies sur VHS relevait aussi de l’exploit. Tous les films produits à Sarajevo pendant le Siège ont été faits dans ce contexte de manque constant de matériel, qui impliquait un effort considérable, et ce alors même qu’il fallait aussi se préoccuper de trouver les moyens de sa propre survie, la nourriture ou l’eau avant le reste. La décision de filmer était non seulement un défi, mais répondait aussi à un désir, une urgence voire à un besoin. Un autre élément me touche dans ce qui rend ces images «petites» : qu’elles ne soient pas parfaites trahit la jeunesse de leurs auteurs. On voit à l’œuvre des stratégies filmiques de plusieurs natures. Certains par exemple font du cinéma « amateur » au sens où ils filment ce qui se passe autour d’eux avec leur caméscope sans but d’en faire un film ou bien certains font des sketches avec leurs copains comme partout dans le monde. D’autres travaillent au service audiovisuel de l’Armée ou dans le cadre de services civils mais toujours dans des conditions précaires, bancales. Tous ces films trahissent une certaine naïveté face à ce qu’il se passe, parfois aussi de la sidération ou du refus.

S’il s’agit d’une urgence pour ces réalisateurs de filmer la guerre qui se déroulent autour d’eux, y avait-il une urgence similaire à réaliser votre film ?

Non, ce film poursuit une interrogation au long cours et qui sans doute trouvera des prolongements. Se souvenir d’une ville pourrait être vu comme le deuxième volet d’une série qui aurait débuté avec Une Jeunesse allemande. Ces deux films interrogent ce que serait « l’acte » de filmer en s’intéressant à des cinéastes qui, face à l’expérience de la violence, ont eu à prendre la décision de continuer ou d’arrêter de faire des films. Pourquoi faire des films à un moment où ce sont les armes qui parlent ? Cette question m’importe beaucoup, d’autant que dans le cas de Sarajevo, l’acte de filmer était particulièrement dangereux.

Le siège de Sarajevo a été l’objet de nombreux ouvrages historiques. Quelles sources avez-vous utilisé pour vous documenter ?

Réaliser un film comme celui-ci nécessite un travail d’historien. L’enjeu n’est évidemment pas de produire un texte ou un livre. Néanmoins, je partage avec les historiens la nécessité d’entreprendre des recherches extensives. Il me paraît important de maîtriser le sujet autant que possible. Cela s’incarne par la lecture patiente d’ouvrages portant sur l’histoire de la Yougoslavie, de la Bosnie et de la ville de Sarajevo. J’ai également passé beaucoup de temps sur place, dans les lieux historiques, les archives, à rencontrer des historiens ou des témoins de cette période. Ce travail presque universitaire est important pour ne pas faire de contresens ou d’erreur mais aussi parce que cela permet de mieux comprendre les films que je découvre ou que j’utilise.

Dans Se souvenir d’une ville, la situation n’est pas contextualisée par une voix of ou des cartons. Est-ce que cela va dans le sens d’un refus du pédagogique ?

Il me paraissait intéressant de laisser le regard du spectateur le plus ouvert possible, sans apporter d’éléments historiques extérieurs. Il me semble que soit on fait œuvre de pédagogie, soit on ne le fait pas du tout. Sur le cas précis du siège de Sarajevo, il est impossible de résumer en quelques minutes, ni même en une heure trente, l’ensemble des facteurs qui ont mené à la guerre, ce qui s’est passé pendant les quatre années du Siège, de décrire les rapports de forces géopolitique qui expliquent la durée de ce siège. Me lancer dans un récit plus didactique aurait pu donner quelques éléments de savoir mais sans pour autant réussir à tout expliquer.

De manière plus importante, l’enjeu du film porte vers une autre question : qu’est-ce que ces films tournés à l’époque par de tout jeunes réalisateurs nous apportent comme savoirs ? Qu’est-ce qu’ils nous racontent ? Je n’ai pas forcément la réponse mais ce que je sais, c’est que leur manière de nous éclairer sur ce moment de violence déborde la simple factualité historique ou le propos idéologique. Ces films n’ont pas été réalisés en vue de nous faire une leçon. Au contraire, leurs réalisateurs ont eu besoin de filmer pour répondre à leur propre incompréhension ou à leur refus de la situation qu’ils subissaient. Ils avaient à peine vingt ans, voire moins. La guerre les a surpris sans qu’ils comprennent d’où elle avait pu surgir. Ils ont grandi en Yougoslavie dans une société profondément interculturelle et du jour au lendemain, ils ont découvert que certains de leurs concitoyens étaient devenus leurs ennemis. C’est d’ailleurs pourquoi leurs adversaires ne sont jamais nommés clairement dans leurs films. Cela peut nous paraître étonnant mais cela reflète la manière dont eux vivaient la guerre.

Au-delà, s’il y a risque que les spectateurs ne comprennent pas tout de ce qu’ils découvrent dans cette première partie, c’est aussi car il y a une seconde partie qui va apporter les réponses aux questions restées ouvertes.

Est-ce que l’idée était, par extension, de placer les spectatrices et les spectateurs dans un état de sidération similaire à celui vécu par ces cinéastes à l’époque ?

J.G. P. : Non, cela tient plutôt aux films que j’ai retrouvées et que j’ai utilisées. Se souvenir d’une ville n’est, dans sa première partie, monté qu’avec des extraits des œuvres de ces jeunes réalisateurs. S’ils avaient fait des documentaires plus informatifs ou réflexifs, j’aurais pu les utiliser pour donner plus de clés de lecture. Mais on ne monte pas un film avec des archives qui n’existent pas. C’est le matériau tel que je l’ai trouvé qui apporte son énergie à cette première partie.